La multitude moderne

« […] il faut ici mentionner que la multitude qui se donne toute licence – exactement comme le mégalomane dans ses rêveries -ne s’estime pas seulement détenir la sagesse infuse mais, également convaincue d’avoir pour elle la vertu, se paraît valeureuse, noble invincible, pieuse et belle; et là où ils sont en grand nombre, les hommes de ce monde ont tendance à se permettre tout ce qui leur est individuellement interdit.

Ces privilèges des multiples »Je » grandis en un « Nous » donnent aujourd’hui la nette impression que la civilisation et la domestication croissantes de l’individu doivent être compensées par un processus proportionnel de décivilisation des Nations, des États et de toutes les communautés d’esprit; évidemment, il faut y voir la manifestation d’un désordre des affects, d’un trouble de l’équilibre affectif qui bien y regarder précède même l’antagonisme du « Je » et du « Nous », et tout jugement moral. »

Robert MusilDe la bêtise (Éd. Allia, Paris, p. 21-22) – 2015 [1937, conférence à Vienne]

De la nécessité d’hoplites

« Il convient effectivement, selon l’opinion de la plupart des gens que la Cité heureuse soit une grande cité; mais, même si c’est la vérité, ils ne savent pas ce qui caractérise un grand État et un petit; c’est, en effet, d’après l’importance du nombre de ses habitants qu’ils jugent de la grandeur d’un État, alors qu’il faut considérer moins le nombre que la puissance.Car une Cité, elle usai, a une fonction déterminée, et c’est la cité la plus capable de s’en acquitter qui doit être regardée comme la plus grande, au sens où l’on peut dire qu’Hippocrate, non comme homme, mais comme médecin, est plus grand qu’un individu qui le dépasse en taille.

Néanmoins, s’il faut décider eu égard au nombreuse habitants, on ne doit pas le faire d’après n’importe quelle multitude (les Cités, sans doute, comprennent forcément un bon nombre d’esclaves, de métèques et d’étrangers) mais, en ne tenant compte que de ceux qui sont une partie de la cité et dont un État se compose à titre d’éléments propres. C’est la supériorité numérique de ces éléments qui est le signée la grandeur d’une Cité; la Cité, au contraire, d’où sortent des travailleurs manuels en grand nombre, mais peu d’hoplites, ne peut pas être une grande Cité : une grande Cité et une Cité populeuse, ce n’est pas la même chose. »

AristotePolitique, Tome III, Livre VII (Éd. Les Belles Lettres, Paris, p.69-70) – 2002 [345/344 av. J.C]