« Le renoncement a produit ses effets, ce qui est perdu est perdu, et ce qui surtout est produit, c’est la gêne et la tristesse de l’incommensurable et de l’obscur.
L’homme est libre, dit-on. Mais on lui a ôté l’air. Libre de croire ce qu’il veut, mais on a attaqué en lui la faculté de croire, on le livre déconcerté aux suggestion de l’imprimé. Libre de faire ce qu’il veut, mais cette liberté-là, de la manière dont l’évènement l’a tournée, se ramène de plus en plus à l’obligation, effective sinon juridique, d’exécuter des ordres matériels.
Il y a beau temps que l’artisan a perdu l’usage de l’outil, qu’on l’a rangé devant les rouages de l’usine, qu’on a fait celui un ouvrier.
Et voici qu’aujourd’hui l’ouvrier n’est plus maître du travail de ses doigts : un chronométreur les calcule pour lui, et les corrige.
[…] Et que d’autres maîtres encore : à côté de la Science, il y a la Finance, qui joue elle aussi dans les abstractions, et dans ce jeu trouve des forces immenses, asservissantes pour tous, pour l’industriel, pour le bourgeois comme pour l’ouvrier.
L’homme qui avait espéré d’être libre, se trouve dépossédé.
L’émancipation est manquée, toutes les classes de l’ancienne humanité tombent ensemble, prises aux rets d’un vainqueur invisible. »
Daniel Halévy – Décadence de la Liberté (Éd. Bernard Grasset, Les Écrits, p.232 et 233) – 1931